Polymorphisme et travail en ligne

Deux conditions qui permettent un environnement propice au modèle allostérique

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Résumé

Pour offrir aux institutions scolaires et universitaires, entre autres organismes de formation, une nouvelle solution dans l'apprentissage des langues, le projet Miriadi a produit un portail Web incluant une plate-forme de formation sur laquelle seront principalement organisées des formations fondées sur l'intercompréhension, qu'il s'agisse simplement d'acquérir des stratégies pour comprendre des langues nouvelles, ou de travailler en intercompréhension sur un contenu disciplinaire non linguistique, l'intercompréhension étant une pratique du dialogue plurilingue où chacun s'exprime dans sa langue. Forts de l'expérience de deux sites précédemment développés, l'un pour l'apprentissage de l'intercompréhension en langues romanes (Galanet) , et l'autre pour la formation des formateurs en intercompréhension (Galapro), les partenaires du projet Miriadi se sont appliqués à en élargir toutes les dimensions, ouvrant leur nouvelle réalisation à tous les publics, sur des espaces de formation variés et variables, pouvant admettre toutes les langues, et libérant le concept de scénario pédagogique. Il en résulte un polymorphisme extensible de l'environnement didactique dans l'apprentissage des langues, et de l'espace de formation en ligne. Bien que l'ensemble de l'apprentissage se centre sur l'ordinateur connecté, la proposition n'est pas de sortir complètement de la salle de classe, mais d'apprendre, en réseau de groupes-classes situés dans des pays de langues différentes, par des interactions pair-à-pair, sous un encadrement pédagogique qui est le même que celui de la classe traditionnelle, constitué d'autant d'enseignants qu'il y a de classes, et qui travaille collectivement, pendant la formation, mais aussi avant cette formation pour concevoir l'environnement didactique le plus adapté. C'est ce pouvoir central des professionnels de la pédagogie qui peut faire jouer ce qu'André Giordan a appelé l'allostérie, c'est-à-dire la possibilité d'agir sur les conceptions des personnes en formation de manière à ce qu'elles abandonnent de vieilles idées bloquantes au profit d'une sorte de libération de leur capacité à apprendre les langues.

Introduction

L'apprentissage (et avec lui la formation) ne cesse d'être un défi pour les institutions des systèmes éducatifs de tous les pays, à qui les états confient des publics. Il est établi qu'une formation réussie, initiale et continue, est bien un facteur de santé économique et culturelle, et une garantie de développement. Devant cette responsabilité, les institutions et leurs agents sont plus ou moins conscients de l’énormité de l'enjeu, et s'alarment très peu de leurs échecs, ou bien donnent des apparences de réussites apaisantes. Les tentatives de réformes, même les mieux inspirées, sont souvent vouées à l'échec par la résistance farouche de propres acteurs des systèmes éducatifs, dont la logique n'est pas souvent la même que celle du système. De tout temps, des pédagogues et des didacticiens ont tout de même proposé des solutions pédagogiques et il semble qu'aujourd'hui nous ayons un bel éventail de modèles pédagogiques qui, à un moment ou à un autre, ont fait leurs preuves. En plus de tout cela, aujourd'hui, un contexte inédit existe, ayant principalement pour caractères ses aspects planétaire, dynamique, très peu coûteux, et multilingue. L'interdépendance de tous les pays du monde est de plus en plus évidente, les voyages et les échanges se jouent des distances, les coûts de l'accès à l'information, aux savoirs, et les coûts de la communication baissent de façon considérable, et de plus en plus de langues figurent sur la Toile à portée de tous. C'est précisément un contexte où se repose la question de la place des langues dans les systèmes éducatifs et celle de leur enseignement, à la lumière du plurilinguisme, des compétences plurielles, et, pour ce qui concerne cet article, de la question de l'intercompréhension. Bien que les savoirs sur l'acte d'apprendre se soient considérablement développés, et que les changements survenus dans les dernières décennies de notre monde créent une réelle distorsion entre ce monde et les systèmes éducatifs, ces derniers conservent globalement leurs fonctionnements et leurs traditions, et restent quasi-impénétrables à des propositions innovantes que nous rangeons sous le terme de polymorphisme. Après plus de 10 ans d'expériences d'apprentissage simultané de la compréhension des langues romanes grâce à des plates-formes sur le Web, les partenaires du projet Miriadi ont voulu faire évoluer le principe de l'élaboration collective d'un espace de formation en ligne, qui peut prendre une forme nouvelle à chaque formation, adaptée au public visé, aux buts de la formation, intégrant les évolutions du Web, et tenant compte autant que possible des résistances des systèmes éducatifs. Il s'agit ici de démontrer que l’intercompréhension comme approche dans l'apprentissage des langues, alliée au travail en commun en ligne, place les personnes en formation dans un environnement très favorable aux apprentissages, et est susceptible d'apporter un progrès dans l'enseignement des langues dans le monde, grâce aux trois piliers suivants dont cet article fait l'analyse : le polymorphisme, le travail en ligne, et le modèle allostérique de l'apprendre.

Le polymorphisme

Dans la suite des termes tels que plurilingue, multilingue, et pluriculturel, multiculturel, on pourrait aussi bien employer “pluriformisme”, ou “multiformisme”, et parler de formations “pluriformes” ou “multiformes”, au sujet des formations que nous proposons sur le portail Miriadi. Le terme choisi au moment de la candidature du projet étant “polymorphes”, qui s'appliquait à nos sessions de formations aussi bien que de nos scénarios pédagogiques, il semble judicieux de le retenir, étant bien entendu que nous nous intéressons à la pluralité extensible des environnements didactiques.

Le schéma de base du modèle dominant en matière d'enseignement-apprentissage des langues dans les institutions est simple : une salle de classe, un professeur, une seule langue mais toute la langue, un groupe fixe d'élèves ou d'étudiants à heure fixe chaque semaine pendant une période, un livre, une méthode, des exercices, et une évaluation par le même professeur qui en général est, pour les élèves, le seul interlocuteur-modèle de la langue concernée que le système leur propose. La pédagogie est très variable suivant le professeur, son environnement professionnel, la langue, mais même avec le meilleur professeur qui aurait des élèves faisant tout ce qu'on leur demande, ce modèle n'a jamais prouvé une véritable efficacité. Il reste cependant la référence absolue et tout ce qui ne lui ressemble pas a encore du mal à survivre dans à peu près tous les systèmes éducatifs du monde. Appelons ce modèle le “modèle intra-muros”. Dans le centre de langues de l'université Lyon 2 où j'ai enseigné le portugais, j'ai assisté à ce retour implacable du modèle intra-muros, après une période où une équipe, s'inspirant des travaux de Henri Holec au Crapel de Nancy 2, avait fait éclater le modèle intra-muros en installant dans la formation en langues, l'autoformation guidée dans un centre de ressources, et les entretiens individuels, dans un ensemble d'activités dont le seul lien avec la classe traditionnelle pouvait être l'atelier d'expression orale, se faisant à dates ponctuelles et par petits groupes. Je l'ai précédemment décrit dans un article sur le tandem (2006).

Le premier mouvement vers le polymorphisme est bien cette volonté de sortir des quatre murs et de ce modèle figé. C'est ce qu'ont entrepris dès les années 1970 les chercheurs à qui nous devons les fondations de la didactique du plurilinguisme : Eric Hawkins, Louise Dabène, Claire Blanche-Benveniste, Jørgen Schmitt Jensen, pour ne citer que ceux qui ne sont plus. L'informatique est arrivée dans le domaine de l'intercompréhension peu avant les années 2000 sous le forme de CD-Rom permettant d'apprendre à lire plusieurs langues romanes en même temps, les sept CD-Rom de Galatea1), et celui d'EuRom4 (Blanche-Benveniste, 1997). Puis, la plate-forme Galanet 2) a proposé l'interaction entre pairs (élèves et étudiants), et la plate-forme Galapro 3) l'a fait aussi pour les formateurs. Ces deux expériences ont été décisives pour comprendre qu'il ne suffit pas de franchir virtuellement les murs de la salle de classe pour ne pas retomber dans le piège du modèle unique. Le scénario pédagogique unique de Galanet avait besoin d'être modifié, celui de Galapro était déjà plus libre, et ceux de Miriadi contiendront la dynamique créative qui aujourd'hui nous semble nécessaire. Il ne s'agit toujours pas de quitter la salle de classe, mais d'en faire un tremplin vers le monde.

En 2011, a surgi aux États-Unis une nouvelle forme d'enseignement qui, elle, se passe totalement des quatre murs, et a eu un retentissement autrement plus grand que l'intercompréhension en ligne : les MOOC. C'est alors que nous nous sommes aperçus qu'avec les mêmes outils que nous utilisions pour les formations sur Galanet ou Galapro, nous aurions pu inventer le MOOC, la différence étant que nous restions attachés à la salle de classe et que nous n'avions pas eu l'idée de réunir des milliers de personnes en formation en même temps dans une même formation. Quand, en 2012, le projet Miriadi a été lancé, les MOOC étaient déjà populaires, et il nous est tout à fait loisible aujourd’hui de faire un MOOC avec nos plates-formes, bien qu'il n'y ait pas de MOOC expressément prévus dans nos scénarios. Ce qui importe, c'est que le monde d'aujourd'hui est contraint d'accepter de nouvelles formes d'apprentissages institutionnels. C'est ce que Jérémy Rifkin appelle “le déclin de la classe en dur” (2014). Mais le déclin n'est pas la mort, et si on peut craindre que le coût dérisoire de ces nouvelles formations, qui s'appuient sur l'informatique, fasse disparaître les modèles anciens, cela ne semble pas être le cas, du moins si on en juge par ce qui se passe dans d'autres secteurs de la société qui ont eux aussi de fortes tendances polymorphiques.

Avant d'entrer dans le détail de notre polymorphisme didactique, nous ne voulons pas parler de polymorphisme sans faire remarquer qu'il est une constante dans le monde d'aujourd'hui, ou tout au moins une forte tendance qui propose une pluralité de formes là où il n'y en avait qu'une, donnant des choix nouveaux aux individus et aux organisations, sans exclure totalement la forme fixe initiale. Pour partir d'un domaine qui nous est proche, l'écriture, on voit qu'elle est une activité polymorphe pour laquelle l'homme a inventé de nouvelles techniques au cours des siècles, sans que les anciennes disparaissent obligatoirement. Papyrus, codex, imprimerie, machine à écrire, ordinateur (en ligne ou non), l'histoire de l'humanité a vu évoluer ces formes qui semblaient s'être stabilisées avec le papier imprimé, mais aujourd'hui un choix est offert au lecteur entre le papier et le numérique, et pour le numérique une série de formats possibles qui ont enlevé au papier son monopole (De Bruijn, 2015). Si on parle de la communication par téléphone, autre domaine, on voit que le vieux téléphone fixe a rapidement été dépassé par le portable, et concurrencé par le communicateur instantané sur Internet, toutes ces formes réussissant à survivre simultanément. Dans un domaine très différent, le transport, le cas particulier des taxis, qui semblait être l'unique forme de transport particulier payant à la demande dans une voiture avec chauffeur, est maintenant concurrencé par des offres de VTC, par le covoiturage et par Uber, qui, à la fois, élargissent les publics concernés et répondent mieux aux besoins particuliers. Les hôtels subissent le même changement devant les chambres d'hôtes, puis avec le phénomène Airbnb de location entre particuliers. Ce qu'il faut remarquer, c'est que dans chaque secteur, les coûts ont diminués, atteignant parfois le coût zéro, comme c'est le cas du livre numérique. Tout cela démontre la tendance au polymorphisme, donc une tendance de notre monde à devenir de plus en plus complexe.

Comment le domaine des savoirs, de leur enseignement, de leurs apprentissages, aurait-il pu échapper à une tendance aussi irrésistible de notre époque ? Sans doute l’enseignement résiste-t-il davantage que les autres domaines en raison de son association avec l'image de bien public sous la responsabilité de l’État et parce qu'il abrite des forces conservatrices. Toujours est-il que nous pouvons constater qu'il est pour le moins ébranlé, s'il n'est pas encore autant restructuré que d'autres domaines. L’enseignement des langues lui-même, sans parler du plurilinguisme, a quelques avatars nouveaux dans l'immense choix de MOOC aujourd'hui proposé, et dans le domaine dit de l'e-learning. La spécificité des formations proposées par Miriadi est différente, elle tient dans le caractère connectiviste (l'espace central est l'espace virtuel de l'écran, ce n'est plus une salle de classe, même si la salle de classe subsiste), et dans le caractère interactif (entre les personnes en formation), en plus d'être agréablement réaliste et fonctionnel : ne pas chercher à apprendre toute la langue en même temps mais juste ce qu'il faut pour comprendre l'autre, et voir tout de suite que ça marche pour dialoguer.

Il y a plusieurs niveaux de polymorphisme. Comme on le voit, le MOOC lui-même peut être considéré comme une forme nouvelle mais il se subdivise déjà en plusieurs formes différentes, ne serait-ce que le MOOC académique et le MOOC connectiviste. Il en est de même dans tous les domaines, et nos formations “en intercompréhension, en ligne et en réseau de groupes”, ne définissent pas une seule forme, mais constituent plus une famille de formes qu'une forme nouvelle, famille dans laquelle d'ailleurs le MOOC figure, bien que nous ne l'ayons pas inventé. C'est le parti pris du projet Miriadi, parti pris mûri par les expériences des deux plates-formes précédentes, Galanet et Galapro, et conforté par l'air du temps, mais tout à fait justifié par la variété des publics concernés, par l'étendue des langues visées, par la diversité des contenus disciplinaires et interdisciplinaires, et par la volonté naturelle de rester en perpétuelle recherche.

Nous partons donc d'un modèle qui s'est révélé étroit au fil du temps, celui du scénario de Galanet, pour aboutir à la nouvelle plate-forme de formation de Miriadi qui génère des espaces d'apprentissages polymorphes. Elle répond aux besoins qui se sont exprimés successivement par l'usage des plates-formes Galanet et Galapro où se sont déroulées en tout une centaine de sessions de formations. On pourra désormais faire varier très largement le scénario pédagogique en jouant sur tous ses éléments : les outils utilisés pour la communication, l'écriture contributive, et l'évaluation ; les langues concernées ; les contenus ; les types de réalisations finales. En plus de cela, la plate-forme suit les évolutions du Web, et grâce à une structure associative gérant un réseau qui se substitue au partenariat du projet, une adaptation périodique de la plate-forme est organisée. Ainsi par exemple pendant le projet lui-même se sont popularisés deux outils nouveaux parfaitement adaptés à notre ambition de contribution en ligne, que sont les etherpads et les ethercalcs. Les prochaines évolution du Web seront ainsi considérées par le réseau et intégrées ou non à la plate-forme. La plate-forme Miriadi est une plate-forme vivante, qui porte en elle la capacité de muter.

Le travail en ligne

Il convient de s'arrêter un moment sur le travail en ligne et sur ce qu'il apporte dans des apprentissages tels que ceux que propose la plate-forme Miriadi. Il s'agit plus exactement dans le cas de Miriadi de travail en commun sur le Web, entre pairs, en réseau de groupe, et en intercompréhension. C'est, dans notre cas, le travail en ligne qui a fait sortir l'apprentissage des langues de la salle de classe tout en lui permettant d'y rester, puisqu'une partie du travail en ligne se fait dans la salle de classe. Il a permis globalement de décentrer l'environnement didactique, et de passer ainsi de la salle de classe à l'écran, le groupe-classe devenant un élément d'un réseau international qui regroupe l'ensemble des participants, et constitue ainsi une sorte de classe planétaire. Il est bien sûr toujours possible d'avoir en classe des activités complémentaires dont il ne restera aucune trace sur la plate-forme, mais en principe, l'ensemble des interactions synchrones et asynchrones peuvent être conservées sur la plate-forme où se construisent et se réalisent en commun des actions. Non seulement l'équipe d'encadrement, et les personnes en formation y ont intérêt, mais encore les chercheurs en didactique des langues. L'espace où se retrouvent tous les participants d'une formation est donc devenu un lieu virtuel auquel chacun peut revenir sur son écran à sa guise. Cependant, il est possible aussi qu'il n'y ait pas d'activité en classe du tout, comme c'est le cas pour les MOOC ou les SPOC4) qui sont parfaitement organisables sur la plate-forme Miriadi (SG, 2014). Dans ce dernier cas les groupes ne sont plus des groupes-classes, situés géographiquement. Ce qui n'est rigoureusement pas possible, c'est qu'il n'y ait pas du tout d'activité en ligne, même entre des personnes du même groupe-classe.

Dans le nom de “Miriadi”, “-adi” veut dire “à distance”, parce le défi pour les partenaires du projet, en concevant cette plate-forme en 2011, était de vaincre la distance, et bien sûr la distance existe toujours, et le travail en ligne vaincra effectivement la plus longue distance. Il y a malgré tout toujours une possibilité de présentiel dans nos formations et la distinction entre distanciel et présentiel n'est plus très évidente, du fait du travail en ligne. Que deux personnes soient à distance ou en présence, le travail qui leur est demandé entre elles sur la plate-forme ne variera pas du fait de la distance. Le but du projet n'était d'ailleurs pas de travailler sur le travail en présentiel sans ordinateur, mais uniquement sur le travail en ligne. Alors que l'expression “en ligne” dit clairement que nous utilisons un ordinateur connecté, des termes tels que “distance”, “télé-collaboration”, et tous ceux qui ne gardent que l'idée de distance dans le travail en commun, ne le disent pas. Ils ne parlent nullement d'ordinateur ou d'informatique, même s'ils le sous-entendent, parce qu'on n'imagine pas qu'aujourd'hui on aille mettre une lettre-papier à la poste pour nos partenaires brésiliens qui attendent une réponse pour l'heure qui suit. Outre cette petite imprécision, l'idée de distance ne considère donc que ce qui se fait “à distance”, c'est-à-dire très loin les uns des autres, bien qu'une distance de quelques centimètres soit toujours une distance, or nous devons laisser entendre que le présentiel, s'il peut être exclu dans le cas des MOOC, ne l'est en général pas, et reste un moment pédagogique essentiel dans la plupart des formations.

Le travail en ligne est donc ubiquitaire, ni présentiel ni distanciel tout en pouvant être l'un et l'autre, ce qui apporte beaucoup d'avantages. Le premier est sans doute une certaine souplesse, puisque le travail en ligne ne nécessite pas de ce regrouper aussi souvent dans une salle (on peut même ne jamais se regrouper), qu'on peut se mettre à l'écran au meilleur moment, quand la motivation est la plus forte, pendant le temps qu'on veut, et à partir de l'endroit qu'on veut. L'avantage le plus convaincant pour les institutions sera le coût, pour plusieurs bonnes raisons : une moindre utilisation des locaux, un nombre de personnes en formation plus élevé, beaucoup moins de déplacements, une intégration possible de personnes à mobilité réduite ou n'ayant pas accès aux institutions “en dur”, et pas de nouveaux frais de matériel spécifique ou de communication, déjà couverts par l'institution pour les autres activités pédagogiques. L'institution dans le cas de Miriadi n'aura pas non plus de soucis administratifs supplémentaires puisque l'organisation des formations est prise en charge par un organisme indépendant, qui assumera aussi la maintenance et l'évolution de la plate-forme de formation.

On peut voir aussi comme un avantage que le travail en ligne soit en prise sur notre époque. Nos publics et nos formateurs sont de plus en plus connectés, sur des smartphones, des tablettes ou des ordinateurs, et utilisent un Web qui évolue. Malgré cela, nous avons presque tous beaucoup à apprendre dans ce domaine en terme de savoir faire et de représentations (et de conceptions), parce que les pratiques numériques sont très généralement moins variées et beaucoup moins actualisées dans nos pratiques personnelles que celles que nous utilisons sur la plate-forme Miriadi, mais aussi parce que les façons de se représenter la nébuleuse mouvante qu'est l'Internet est presque toujours imprécise, dépassée et empreinte de préjugés. Nul doute dans ces conditions que le travail en ligne donnera à tous des pratiques plus rationnelles et plus conscientes. Dans notre cas, il poursuivra donc deux buts parallèles, d’une part l'apprentissage de langues, d'autre part l'acquisition d’une meilleure culture numérique.

Il y aussi des vertus que le travail en ligne partagent avec l'intercompréhension, notamment le fait que nous avons affaire à des activités autonomisantes, dans la mesure où il faut faire des hypothèses, des choix, tâtonner, prendre des décisions, s'organiser. Dans notre cas, ne craignons pas d'ajouter cette autre qualité qui s'acquerra immanquablement par le travail en commun en ligne sur notre plate-forme : la capacité à travailler en groupes. Du côté des enseignants, le travail collectif est aussi facilité non seulement par les outils qui permettront les interactions nécessaires pour prendre ensemble des décisions d'ordre pédagogique, mais aussi par le fait que le portail Web qui abrite la plate-forme de formation, inclut aussi des ressources cumulatives qui s'enrichissent donc au fil des expériences.

On pourrait bien sûr aussi énumérer quelques points négatifs, dont nous admettons qu'ils fassent partie du tableau et deviennent l'objet d'études ultérieures. Le travail en ligne nécessite par exemple une organisation pédagogique fine et vigilante, et pas toujours confortable pour le formateur, ni évidente pour la personne en formation, surtout comparativement au fameux modèle intra-muros à qui on pardonne tout, dans un milieu où on a la critique plus facile envers la nouveauté. Nos techniques d'encadrement ont à ce titre des progrès à faire si nous voulons accueillir des MOOC parce que nous n'avons pas une expérience assez large de cette forme nouvelle. Un autre point négatif corrélé sera d'atteindre une participation suffisante des personnes en formation dont on sait que dans les formations en ligne un pourcentage très faible de participants réussit à accomplir 100% du parcours proposé.

L'allostérie

L'allostérie n'est pas le polymorphisme, mais elle fait aussi référence à l'idée de forme et veut dire, en grec ancien, “autre forme”. Ce terme a été emprunté par André Giordan, en 1988, au domaine de la biologie. L'allostérie, qui désigne cette faculté de transformation d’une molécule pour devenir efficace dans un nouvel environnement, présente une analogie avec l'adoption d'un nouveau mode de pensée par une personne en apprentissage, qui débloque précisément l'acte d'apprendre, sous l'effet d'une pédagogie déterminée. Mon idée est ici de dire que dans le cas de nos formations polymorphes en ligne, nous avons toute latitude pour faire jouer ce phénomène d'allostérie. Nous faisions déjà de l'allostérie sans le savoir, et nous pourrons sans doute en augmenter les effets si nous intégrons consciemment cette démarche pédagogique.

Le modèle allostérique de l'apprendre défini par André Giordan se fonde sur la notion de conception, d'abord définie par Gaston Bachelard, qui va être préférée à celle de représentation, pour désigner chaque croyance, mode de pensée, préjugé, dont l'effet peut être de refuser un savoir nouveau et d'empêcher la réussite d'un apprentissage, mettant en échec les meilleures méthodes classiques et les pédagogues les plus virtuoses. L'ensemble de nos conceptions constitue en chacun de nous un réseau solide et cohérent, qui est censé se modifier à chaque fois que nous apprenons réellement quelque chose de nouveau. Naturellement, il y a donc des conceptions fausses et de bonnes conceptions, si on les juge sur leurs effets sur l'apprentissage. Le pari d'André Giordan est que si nous réussissons à agir sur ce réseau de conceptions, la personne en formation libère son envie d'apprendre et avance dans ses apprentissages. Tout l'art est donc de créer les conditions de transformation du réseau de conceptions, parce que les conceptions sont tout aussi allostériques que les molécules si leur environnement les sollicite. Le modèle allostérique de l'apprendre agit donc sur un autre plan que les anciens modèles pédagogiques qui l'ont précédé et que l'allostérie ne condamne nullement. Le modèle allostérique de l'apprendre est au contraire parfaitement compatible avec l'empirisme, le béhaviorisme, le constructivisme et le socio-constructivisme.

Le défi pour la recherche en didactique des langues est d'identifier les conceptions sur lesquelles agir pédagogiquement. Ce travail serait nécessaire pour sortir du très faible rendement constaté de la classe intra-muros, notamment en langues. Déjà, le monde de l'intercompréhension et des compétences plurielles pense sincèrement avoir mis le doigt sue quelques conceptions fausses et avoir réussi à les transformer. N'oublions pas que l'intercompréhension se présente comme une approche et ouvre vers un apprentissage des langues décomplexé. Tout se passe comme si les conceptions de la personne en formation se réorientaient, comme si un déblocage se produisait qui la mette à l'aise, en lui donnant des enjeux différents, plus réalistes et plus opérationnels. La première conception fausse que nous écartons est celle du mythe du locuteur natif, selon lequel il faudra un jour passer pour un natif et savoir sa langue aussi bien que lui, ce qui a pour effet de bloquer certains élèves qui préfèrent dès la départ se déclarer “nuls en langues”. Apprendre une langue de façon isolée, ce qui est le credo de l'intra-muros, est aussi pour nous une conception fausse, parce qu'un principe fort en intercompréhension est de connaître et d'utiliser tout son répertoire linguistique. On pourrait parler aussi des faux-amis, ce tout petit stock de vocabulaire qui absorbe une énergie qui serait tellement mieux employée avec les vrais amis. La demande de “bases” et de grammaire, que chaque professeur entend de ses élèves et de ses étudiants, est aussi une conception fausse, qui permet au demandeur de ne pas commencer à apprendre tant qu'il n'a pas les fameuses “bases”. Confronter une personne à la lecture d'un texte d'une langue qu'elle n'a jamais apprise et constater avec elle qu'elle comprend une partie suffisante du texte pour avoir une idée du sens global, c'est déjà rompre une conception, la conception qui l'avait empêchée jusqu'à ce jour de se prêter à cette expérience.

Ce début d'inventaire n'est destiné qu'à démontrer que nous sommes véritablement dans une démarche caractéristique du modèle allostérique en déconstruisant des conceptions pour en construire d'autres qui nous semblent plus opérationnelles. Nous avons aussi déjà en commun avec le modèle allostérique ce refus de la linéarité au profit d'une conception réticulaire de la construction des savoirs qui nous permet de commencer dès le premier jour au milieu de la tourmente avec des messages vivants, non destinés directement à l'apprentissage et ne tenant aucun compte d'une quelconque progression. Si l'encadrement pédagogique, qui dans notre cas est toujours collectif, veut favoriser ce phénomène, il peut jouer sur l'environnement didactique pour agir sur les conceptions des personnes en formation. Il peut même métamorphoser un environnement qui n'aurait pas donné les résultats attendus, jusqu'à ce que l’allostérie produise ses effets.

De quoi parle-t-on lorsqu'on parle d'environnement didactique (qu'on pourrait aussi appeler “milieu d'apprentissage”) ? Notre environnement est systémique, dans le sens où chacun de ses éléments est en cohérence avec l'ensemble dans la poursuite d'un but qui est l'apprentissage, et parce que cet environnement est complexe. Il comprend des humains qui ont des rôles, des lieux réels et virtuels, du matériel, des techniques, des contenus, des principes, une situation, des objectifs, des tâches pour l'encadrement, des tâches pour le public en formation. Cette liste d’une dizaine des principaux éléments n'est pas exhaustive et chacun d'entre eux pourrait être détaillé et commenté longuement, ce qui n'est pas le but de ce court texte. Je vois donc dans cet environnement une conjonction parfaitement favorable à l'application consciente du modèle allostérique, en soulignant une spécificité, c'est que ce modèle sera appliqué par une équipe d'enseignants, ce qui est aussi un facteur dynamique.

Conclusion

Notre société contemporaine vit l'éclatement des paradigmes. Nous ne vivons plus à l'ère où une forme dominante s'impose au détriment de toutes les autres mais dans l’expansion d'une diversification intelligente et plus proche de chacun, de son bagage culturel et de son environnement. Il nous faut certes davantage de données et davantage de recherches pour nous rendre capables de faire un lien plus cohérent entre l'individu qui se présente à une formation et la solution pédagogique qui lui sera la plus adaptée, mais l'impression d'être sur la bonne voie est une conviction, et les retours positifs des publics nous y encouragent.

Comme toute autre plate-forme d'apprentissage, évolutive et fondée sur l'interaction entre pairs, la plate-forme de formation de Miriadi est autant un champ de recherches en pédagogie qu'un terrain d'apprentissage des langues et de la culture numérique, et même un sas de remise en confiance. Comme les plates-formes qui l'ont précédée, elle permettra à ses utilisateurs, qu'ils soient formateurs ou en formation, de vivre des expériences pionnières, créatives, et riches en remises en questions, mais également, pour déstabilisantes que soient les formations proposées, pour les uns comme pour les autres, elles chasseront une partie des souffrances inhérentes à l'apprentissage et à l'enseignement, et déclencheront peut-être des passions pour les langues, ou pour la pédagogie, si ce n'est pour l'informatique.

Il nous reste, quoi qu'il en soit, un travail énorme à accomplir, non seulement si nous devons continuer à apprendre à déceler scientifiquement les conceptions de nos publics qui les freinaient dans l'apprentissage des langues, mais encore si nous voulons dépasser décisivement le caractère quasi-confidentiel de nos formations, et les installer significativement et durablement dans les systèmes éducatifs, d'aller résolument vers une généralisation, sous les formes les mieux adaptées aux lieux qui les accueilleront.

Bibliographie

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